La possibilité d’une vie heureuse


«Une vie heureuse est impossible. Le but suprême que l’homme peut atteindre est une carrière héroïque. Celui-là l’accomplit qui, de n’importe quelle façon et dans n’importe quelle circonstance, lutte avec les plus grandes difficultés pour ce qui peut, de quelque façon que ce soit, profiter à tous et qui finalement remporte la victoire, sans être autrement récompensé, ou en l’étant mal. Alors il finira par demeurer pétrifié, mais comme le prince dans le Re corvo de Gozzi, en une attitude noble et avec des gestes héroïques. Son souvenir demeure et sera célébré comme celui d’un héros; sa volonté, mortifiée durant toute sa vie par la peine et le travail, la mauvaise fortune et l’ingratitude du monde, s’éteint dans le nirvana.» Une pareille carrière héroïque, sans oublier les mortifications qu’elle comporte, ne correspond pas, à vrai dire, aux conceptions médiocres de ceux qui lui consacrent le plus d’éloquence, qui célèbrent des fêtes en mémoire des grands hommes et qui s’imaginent que le grand homme est grand comme ils sont petits, par grâce spéciale, pour leur propre plaisir, ou par le moyen d’un mécanisme spécial dans une obéissance aveugle à une contrainte intérieure, de telle sorte que celui qui n’a pas reçu le don ou qui ne sent pas la contrainte possède le même droit à être petit que l’autre à être grand. Mais être gratifié ou contraint, voilà des paroles méprisables par quoi l’on s’efforce d’échapper à un avertissement intérieur, voilà des injures à l’adresse de chacun de ceux qui ont écouté ces avertissements, donc à l’adresse du grand homme. Le grand homme est précisément de ceux qui se laissent le moins gratifier et contraindre. Il sait aussi bien que le petit homme comment on peut prendre la vie par son côté facile et combien est molle la couche où il pourrait s’étendre, s’il s’avisait de traiter son prochain avec gentillesse et banalité. Toutes les règles de l’humanité ne sont-elles pas faites de telle sorte que les atteintes de la vie, par une perpétuelle distraction des pensées, ne puissent être senties? Pourquoi veut-il exactement le contraire, avec une telle force de sa volonté, veut-il précisément sentir la vie, ce qui équivaut à souffrir de la vie? Parce qu’il s’aperçoit qu’on veut le duper au sujet de lui-même et qu’il existe une sorte d’entente qui consiste à le faire sortir de sa propre caverne. Alors il se rebiffe, il dresse l’oreille et il décide: «Je veux continuer à m’appartenir à moi-même!» C’est là une décision terrible et il ne s’en rend compte que peu à peu. Car maintenant il lui faut plonger dans les profondeurs de l’existence, ayant sur les lèvres une série de questions insolites: Pourquoi est-ce que je vis? Quelle leçon doit me donner la vie? Comment suis-je devenu ce que je suis et pourquoi cette condition me fait-elle souffrir? Il se tourmente et il s’aperçoit que personne ne se tourmente ainsi, qu’au contraire les mains de ses semblables se tendent passionnément vers les fantasmagories qui se jouent sur le théâtre politique, que ses semblables se pavanent sous cent masques différents, jeunes gens, hommes ou vieillards, pères, citoyens, prêtres, fonctionnaires, commerçants, tous occupés avec ardeur à jouer leur propre comédie et ne songeant nullement à s’observer eux-mêmes. Si on leur posait la question: «Pourquoi vis-tu?» tous répondraient avec fierté: «Pour devenir un bon citoyen, un savant ou un homme d’Etat.» Et pourtant ils sont quelque chose qui jamais ne pourrait devenir quelque chose de différent. Pourquoi sont-ils précisément cela? Pourquoi cela et non point quelque chose de meilleur?