Marasme français


Dans son dernier livre (Retour au sens, Robert Laffont, 2015), Michel Wieviorka se penche sur notre société déboussolée, et nous exhorte à reprendre nos esprits, en quelque sorte, à retrouver le sens de quelques « valeurs universelles », pour redéfinir la direction que nous voudrions donner à notre société à long terme. Jadis une telle vision englobante était offerte par les « grands intellectuels », et comme l’écrit Wieviorka, « un espace s’ouvre pour la formation de nouvelles figures de l’intellectuel (…), individuelles ou collectives, qui sauront incarner le réenchantement des valeurs universelles tout en produisant le grand écart qui permet, dans un même mouvement, de penser global et de s’intéresser à la subjectivité des personnes singulières » (p. 166). Or, une initiative collective allant dans ce sens a effectivement pris forme (avec la participation de Michel W. et sous l’égide, entre autres, de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme) : le Panel International sur le Progrès Social a tenu son premier congrès à Istanbul cet été. Conseillé par des personnalités comme Amartya Sen, Edgar Morin et Inge Kaul, rassemblant plus de 200 auteurs parmi lesquels Akeel Bilgrami, Saskia Sassen ou Ottmar Edenhofer, son but est de faire un rapport sur les institutions économiques, politiques, sociales et culturelles qui vont façonner la société du 21ème siècle, en identifiant les directions les plus prometteuses pour le « progrès social ». Le progrès social n’est pas une notion que l’on rencontre dans les écrits universitaires, mais il est omniprésent dans le débat public et l’imaginaire populaire, et l’objectif du Panel est d’apporter la contribution des experts des sciences sociales (économie, sciences politiques, sociologie, démographie, anthropologie, droit…) et des humanités (philosophie…) à la refondation de nos institutions et à la transformation de nos sociétés pour les rendre plus humaines et plus justes. Ce premier congrès des auteurs du Panel a brassé les grands thèmes du rapport à venir et dessiné sa structure. Une partie introductive va faire le point sur les grandes tendances de nos sociétés et sur les diverses définitions possibles d’une « boussole » du progrès social. Une première partie va examiner les aspects socioéconomiques : les inégalités, le développement urbain, les évolutions nécessaires de la croissance face au défi environnemental, les transformations de l’entreprise, du travail, du système financier, de l’Etat Providence, et le rôle du marché dans l’économie et la société. Une seconde partie va analyser les transformations des formes de gouvernance à l’échelon national et aux niveaux supranational et mondial, les interactions entre les institutions démocratiques et les inégalités, les formes de la violence et leurs remèdes, et le rôle politique et culturel croissant des médias et des nouvelles technologies de communication. Une troisième partie va se pencher sur les transformations des liens de solidarité et de communauté, les conflits de cultures et les problèmes de reconnaissance des minorités, les normes changeantes dans les familles, l’impact social des religions, les évolutions de la santé et des pratiques relatives à la vie, la reproduction, la maladie et la mort. Enfin, une partie conclusive va tirer les principales conclusions et recommandations d’ensemble et aussi examiner comment les sciences sociales et les humanités elles-mêmes peuvent se réformer pour mieux contribuer au débat public et à l’amélioration des sociétés. Les principaux messages du Panel seront publiquement discutés lorsque la première version du rapport sera mise en ligne en 2016, avec appel très large à commentaires où toutes les personnes intéressées pourront contribuer. D’ici là, des extraits des travaux en cours seront diffusés sur le site du Panel, et alimenteront divers blogs (dont celui-ci). Dès à présent, après avoir écouté, à la fin du colloque d’Istanbul, les membres présenter leurs plans pour les différents chapitres du rapport, il me semble qu’une idée-force qui va émerger de ce travail collectif et global va être particulièrement pertinente pour renouveler le débat franco-français sur le « marasme » ou le « déclin » de notre économie et de notre société. Il s’agit du fait qu’il n’y a pas d’opposition entre la gestion des crises du moment (chômage, compétitivité, dette publique, stabilité bancaire et financière, dialogue social, migrations, zone Euro, terrorisme, insertion de l’Islam) et la recherche d’une vision de long terme d’une meilleure société. Il est contreproductif de repousser le « progrès social » à une époque future plus prospère où les fondamentaux de l’économie auraient retrouvé un niveau satisfaisant. Au contraire, c’est précisément la définition d’un projet collectif de long terme qui peut nous redonner l’élan nécessaire pour traiter les défis du jour. Nous n’avons pas besoin d’attendre des jours meilleurs pour améliorer notre société car nous disposons déjà de ressources considérables, au niveau français comme au niveau mondial, mais nous les gaspillons par une mauvaise gestion sous des structures de gouvernance qui manquent cruellement de démocratie et sont très largement capturées par des intérêts particuliers.


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