Quand la lutte contre le chômage devient un frein à la croissance


Lundi dernier, je suis allé à un séminaire à Madrid, lors duquel plusieurs personnes se sont employées à plaider en faveur des avantages du partage du travail. Cette notion m’a toujours paru absurde, et j’aimerais revenir dessus aujourd’hui. Le sophisme selon lequel le partage du travail participera à la relance de l’économie est systématiquement invoqué en temps de vache maigre. C’est d’ailleurs dans cette perspective que le plan de préretraite a autrefois été mis en place : si les anciens cessaient de travailler avant l’heure, ils feraient place nette pour les jeunes. Mais cette fable se base en réalité sur l’idée d’une masse immuable de travail. Si l’on part du principe que la quantité de travail disponible est une masse fixe, le chômeur ne peut théoriquement trouver un travail que si un travailleur lui cède sa place. Mais ce qui est absurde, c’est de penser qu’une redistribution du travail augmente la richesse. Cette dernière n’équivaut en effet pas à l’emploi, mais à tout ce qui fait la valeur ajoutée. Peu importe, au fond, que cette valeur soit ajoutée par cinq, cinquante ou cinquante millions de personnes. Le partage du travail parmi un plus grand nombre d’individus ne décuple en aucun cas la richesse. Au contraire, en réalité, il la dissipe ! Prenons deux exemples simples. Avec le partage du travail, il est tout à fait possible de mettre tout le monde au travail en France. La réduction de moitié du tonnage autorisé pour les camions, par exemple, conduirait à ce que que deux fois plus de poids lourds soient mis en circulation et que davantage d’emplois soient créés dans le secteur des transports. Mais cela entraînerait dans le même temps plus de trafic, plus d’embouteillages et donc un coût supérieur des frais de transport, ce qui amènerait bien sûr à une diminution de la richesse. Autre exemple : la suppression des tracteurs et des engins agricoles causerait une hausse extraordinaire du travail dans le monde rural. Mais cela entraînerait également la hausse des prix des produits agro-alimentaires, occasionnant de fait là aussi une baisse de la richesse. Contrairement au total de la valeur ajoutée, le nombre d’emplois créés n’influe donc en aucun cas sur l’augmentation de la richesse. Et j’ai été atterré de constater, pendant ce séminaire à Madrid, combien ce vieil argument spécieux est encore pris pour argent comptant par certains. Suivez le lien pour le site de l’organisateur.

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La possibilité d’une vie heureuse


«Une vie heureuse est impossible. Le but suprême que l’homme peut atteindre est une carrière héroïque. Celui-là l’accomplit qui, de n’importe quelle façon et dans n’importe quelle circonstance, lutte avec les plus grandes difficultés pour ce qui peut, de quelque façon que ce soit, profiter à tous et qui finalement remporte la victoire, sans être autrement récompensé, ou en l’étant mal. Alors il finira par demeurer pétrifié, mais comme le prince dans le Re corvo de Gozzi, en une attitude noble et avec des gestes héroïques. Son souvenir demeure et sera célébré comme celui d’un héros; sa volonté, mortifiée durant toute sa vie par la peine et le travail, la mauvaise fortune et l’ingratitude du monde, s’éteint dans le nirvana.» Une pareille carrière héroïque, sans oublier les mortifications qu’elle comporte, ne correspond pas, à vrai dire, aux conceptions médiocres de ceux qui lui consacrent le plus d’éloquence, qui célèbrent des fêtes en mémoire des grands hommes et qui s’imaginent que le grand homme est grand comme ils sont petits, par grâce spéciale, pour leur propre plaisir, ou par le moyen d’un mécanisme spécial dans une obéissance aveugle à une contrainte intérieure, de telle sorte que celui qui n’a pas reçu le don ou qui ne sent pas la contrainte possède le même droit à être petit que l’autre à être grand. Mais être gratifié ou contraint, voilà des paroles méprisables par quoi l’on s’efforce d’échapper à un avertissement intérieur, voilà des injures à l’adresse de chacun de ceux qui ont écouté ces avertissements, donc à l’adresse du grand homme. Le grand homme est précisément de ceux qui se laissent le moins gratifier et contraindre. Il sait aussi bien que le petit homme comment on peut prendre la vie par son côté facile et combien est molle la couche où il pourrait s’étendre, s’il s’avisait de traiter son prochain avec gentillesse et banalité. Toutes les règles de l’humanité ne sont-elles pas faites de telle sorte que les atteintes de la vie, par une perpétuelle distraction des pensées, ne puissent être senties? Pourquoi veut-il exactement le contraire, avec une telle force de sa volonté, veut-il précisément sentir la vie, ce qui équivaut à souffrir de la vie? Parce qu’il s’aperçoit qu’on veut le duper au sujet de lui-même et qu’il existe une sorte d’entente qui consiste à le faire sortir de sa propre caverne. Alors il se rebiffe, il dresse l’oreille et il décide: «Je veux continuer à m’appartenir à moi-même!» C’est là une décision terrible et il ne s’en rend compte que peu à peu. Car maintenant il lui faut plonger dans les profondeurs de l’existence, ayant sur les lèvres une série de questions insolites: Pourquoi est-ce que je vis? Quelle leçon doit me donner la vie? Comment suis-je devenu ce que je suis et pourquoi cette condition me fait-elle souffrir? Il se tourmente et il s’aperçoit que personne ne se tourmente ainsi, qu’au contraire les mains de ses semblables se tendent passionnément vers les fantasmagories qui se jouent sur le théâtre politique, que ses semblables se pavanent sous cent masques différents, jeunes gens, hommes ou vieillards, pères, citoyens, prêtres, fonctionnaires, commerçants, tous occupés avec ardeur à jouer leur propre comédie et ne songeant nullement à s’observer eux-mêmes. Si on leur posait la question: «Pourquoi vis-tu?» tous répondraient avec fierté: «Pour devenir un bon citoyen, un savant ou un homme d’Etat.» Et pourtant ils sont quelque chose qui jamais ne pourrait devenir quelque chose de différent. Pourquoi sont-ils précisément cela? Pourquoi cela et non point quelque chose de meilleur?



Marasme français


Dans son dernier livre (Retour au sens, Robert Laffont, 2015), Michel Wieviorka se penche sur notre société déboussolée, et nous exhorte à reprendre nos esprits, en quelque sorte, à retrouver le sens de quelques « valeurs universelles », pour redéfinir la direction que nous voudrions donner à notre société à long terme. Jadis une telle vision englobante était offerte par les « grands intellectuels », et comme l’écrit Wieviorka, « un espace s’ouvre pour la formation de nouvelles figures de l’intellectuel (…), individuelles ou collectives, qui sauront incarner le réenchantement des valeurs universelles tout en produisant le grand écart qui permet, dans un même mouvement, de penser global et de s’intéresser à la subjectivité des personnes singulières » (p. 166). Or, une initiative collective allant dans ce sens a effectivement pris forme (avec la participation de Michel W. et sous l’égide, entre autres, de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme) : le Panel International sur le Progrès Social a tenu son premier congrès à Istanbul cet été. Conseillé par des personnalités comme Amartya Sen, Edgar Morin et Inge Kaul, rassemblant plus de 200 auteurs parmi lesquels Akeel Bilgrami, Saskia Sassen ou Ottmar Edenhofer, son but est de faire un rapport sur les institutions économiques, politiques, sociales et culturelles qui vont façonner la société du 21ème siècle, en identifiant les directions les plus prometteuses pour le « progrès social ». Le progrès social n’est pas une notion que l’on rencontre dans les écrits universitaires, mais il est omniprésent dans le débat public et l’imaginaire populaire, et l’objectif du Panel est d’apporter la contribution des experts des sciences sociales (économie, sciences politiques, sociologie, démographie, anthropologie, droit…) et des humanités (philosophie…) à la refondation de nos institutions et à la transformation de nos sociétés pour les rendre plus humaines et plus justes. Ce premier congrès des auteurs du Panel a brassé les grands thèmes du rapport à venir et dessiné sa structure. Une partie introductive va faire le point sur les grandes tendances de nos sociétés et sur les diverses définitions possibles d’une « boussole » du progrès social. Une première partie va examiner les aspects socioéconomiques : les inégalités, le développement urbain, les évolutions nécessaires de la croissance face au défi environnemental, les transformations de l’entreprise, du travail, du système financier, de l’Etat Providence, et le rôle du marché dans l’économie et la société. Une seconde partie va analyser les transformations des formes de gouvernance à l’échelon national et aux niveaux supranational et mondial, les interactions entre les institutions démocratiques et les inégalités, les formes de la violence et leurs remèdes, et le rôle politique et culturel croissant des médias et des nouvelles technologies de communication. Une troisième partie va se pencher sur les transformations des liens de solidarité et de communauté, les conflits de cultures et les problèmes de reconnaissance des minorités, les normes changeantes dans les familles, l’impact social des religions, les évolutions de la santé et des pratiques relatives à la vie, la reproduction, la maladie et la mort. Enfin, une partie conclusive va tirer les principales conclusions et recommandations d’ensemble et aussi examiner comment les sciences sociales et les humanités elles-mêmes peuvent se réformer pour mieux contribuer au débat public et à l’amélioration des sociétés. Les principaux messages du Panel seront publiquement discutés lorsque la première version du rapport sera mise en ligne en 2016, avec appel très large à commentaires où toutes les personnes intéressées pourront contribuer. D’ici là, des extraits des travaux en cours seront diffusés sur le site du Panel, et alimenteront divers blogs (dont celui-ci). Dès à présent, après avoir écouté, à la fin du colloque d’Istanbul, les membres présenter leurs plans pour les différents chapitres du rapport, il me semble qu’une idée-force qui va émerger de ce travail collectif et global va être particulièrement pertinente pour renouveler le débat franco-français sur le « marasme » ou le « déclin » de notre économie et de notre société. Il s’agit du fait qu’il n’y a pas d’opposition entre la gestion des crises du moment (chômage, compétitivité, dette publique, stabilité bancaire et financière, dialogue social, migrations, zone Euro, terrorisme, insertion de l’Islam) et la recherche d’une vision de long terme d’une meilleure société. Il est contreproductif de repousser le « progrès social » à une époque future plus prospère où les fondamentaux de l’économie auraient retrouvé un niveau satisfaisant. Au contraire, c’est précisément la définition d’un projet collectif de long terme qui peut nous redonner l’élan nécessaire pour traiter les défis du jour. Nous n’avons pas besoin d’attendre des jours meilleurs pour améliorer notre société car nous disposons déjà de ressources considérables, au niveau français comme au niveau mondial, mais nous les gaspillons par une mauvaise gestion sous des structures de gouvernance qui manquent cruellement de démocratie et sont très largement capturées par des intérêts particuliers.



L’araignée sur la toile


Depuis le temps que le web existe, il fallait bien qu’une araignée y apparaisse. C’est désormais chose faite, et vous êtes sur son blog ! 🙂

En fait, je pense que sur le web, tous les internautes ont des araignées au plafond. Il suffit de regarder les commentaires qu’ils laissent sur chaque article qui  paraît. Pas un fait d’actualité, pas une news lâchée par un journaliste ou un rédacteur sans qu’il y en ait aussitôt un qui vienne déverser son fiel, ou signaler qu’il y a là une théorie de complot. En ce qui me concerne, je n’ai pas pris de risques : j’ai désactivé les commentaires sur ce site. Désolé si vous êtes une personne sensée, qui a des choses intéressantes à dire et voulait les partager ici. Pour une personne saine, combien ont véritablement une araignée au plafond ?

Cela dit, je m’inclus aussi dans cette catégorie de gens. Et je crois que c’est véritablement sain. A partir du moment où l’on dit affirme que l’on est fou, on l’est déjà un peu moins. Seuls les fous véritables prétendent être sains d’esprit ! 🙂

Si j’ai créé ce blog, c’est pour parler d’une autre qui a, elle aussi, une araignée au plafond : notre société. Entre choix économiques douteux, incapacité à répondre aux défis de demain, déni et politique de l’autruche, on peut dire qu’il y a de quoi être inquiet. Dans ce plafond étrange où nous évoluons, certains ne se promènent plus avec un entonnoir sur la tête, mais avec des ceintures d’explosifs. Un très étrange plafond, même pour une araignée telle que moi.

C’est donc pour contempler le monde de mes huit yeux, et y réagir, que j’ai créé ce blog. Je reviendrai ici souvent sur l’actualité, mais aussi sur ma vie et mes découvertes. Car la folie est partout, parfois belle et parfois terrible. Mais il est dans tous les cas important d’en parler. Qui sait si ma petite toile n’aidera pas d’autres araignées à tisser leur toile, et à quitter ce maudit plafond ?